Lettre à mes amours pédés cisgenres

Illustration de Marie Tourigny pour le livre « L’enfant mascara » (je ne l’ai pas lu)

Cette lettre est à destination de mes amis, amours, potes et connaissances pédés cisgenres, en espérant que d’autres personnes trans se reconnaîtront.

De toute façon, mon rapport à la sexualité a toujours été compliqué. De toute façon mon corps est marqué par le temps, les transitions. De toute façon il a vécu les violences et la coercition.
Alors dis-moi, comment on baise ?

Et d’ailleurs, qui baise quoi, qui baise qui et ça change quoi ? Depuis que je prends de la testostérone, que mon corps habillé est identifié dans les espaces publics comme masculin et que mes regards coulants me placent du côté des pédés, je ne cesse de me poser cette question : comment on baise ? Je me mets où et on fait quoi ? Car si tout change, rien ne bouge. Comme presque toujours, mon désir va vers les hommes et pris au piège dans diverses représentations de ce que c’est de faire du sexe entre mecs, d’être un «vrai pédé», mon passé, et les angoisses dont mon corps porte encore les stigmates, je ne sais parfois plus vers où me tourner.

En réalité, quand je te mate dans la rue et que tu me regardes en retour, nous pensons tous les deux à la queue que je n’ai pas. Moi parce que j’ai peur d’être découvert et toi parce que tu la désires. Alors il reste les cages d’escalier et le noir complet. Les soirées où bourré et si tu m’interpelles, je te suivrai sur la pointe des pieds. D’une certaine façon le fait de cruiser, même si je ne vais souvent pas plus loin que du flirt, me permet de garder la tête haute et me fait me sentir moins seul. On se croise et lorsque tu me regardes, je suis homme. Je me sens beau. Je me sens faire partie d’une communauté secrète dont nous seuls connaissons les codes. Petit sourire en coin, yeux qui pétillent. Il est tard et on traîne dehors. On tourne dans les rues, on se cherche et j’aime la tension qui s’en dégage, toute cette appartenance et la brûlure du désir.

Et à toi, inconnu de la rue, je ne te dirai pas que je suis trans. Tu ne le sauras pas et je dévierai tes mains, je les empêcherai de savoir, je te ceinturerai pour que tu ne t’aventures pas sur des territoires trop dangereux. Parce que j’en ai trop entendu et j’ai trop compris. J’ai vu tant de fois mes envies de baise être renvoyées à des besoins d’habitude que des leçons en ont été tirées. Face à moi, le désir est complexe : on doit apprendre à faire avec ma chatte et cela nécessite du temps. Je suis d’ailleurs toujours obligé de le répéter : si tu veux qu’on ait des rapports sexuels chouettes, orgasmiques, consentis, il te faudra prendre le temps et me laisser l’espace d’être qui je suis.

Mais ce temps comme cet espace sont des luxes qui ne me sont que rarement accordés et je suis trop souvent relégué dans les limbes de l’ambiguïté ou du platonique. En réalité on m’embrasse, on me touche, on se frotte, on dort avec moi, on me câline comme un joujou mais on ne me baise pas, ou si peu. On me le dit aussi. Non, on n’ira pas plus loin. On m’explique. Et on se raisonne, car il est difficile d’être pétri de désir pour moi. Je suis le petit frère, le garçon à qui on tient la main, l’épaule disponible, celui que tu vois comme un adolescent alors même que je suis plus vieux que toi et l’ami toujours présent. Mais on ne me retourne pas. Par contre on me serre fort, pour ne pas voir ma douleur et masquer sa gêne. Et aujourd’hui, je sais, ils veulent de ma chaleur mais pas de mon feu.
Alors je cours les rues et cherche des étincelles dans les regards.

Je te suis, tu me suis, on s’embrasse, je te touche, tu m’entraînes, je te dis non, tu n’entends pas, tu me pousses, je te désire quand même, tu ouvres la porte et on entre.

Et cette fois, lorsque la porte se ferme, voilà je ne sais plus. Alors je me jette sur ta queue, parce qu’il est plus simple de m’agenouiller que de réfléchir à mon propre désir et mes peurs. Et quand je te retourne contre le mur pour te bouffer le cul et que tu gémis, je me sens puissant, je suis un homme. Mais quand c’est toi qui me jettes, me plaques et m’encules de force sans capote alors que je dis non, je panique. Qu’est-ce que je fais là ? Est-ce que tu as vu que je n’avais pas de bite ? Comment est-ce que je me sens ? Et tu ouvres la porte. Il est une heure du matin, tu plantes un baiser humide sur ma joue puis traces ta route dans la nuit tandis que je reste seul avec du sperme dégoulinant de mon short. Je sais ce qu’il faut que je fasse : aller à l’hôpital, prendre un traitement post-exposition, dire ce qu’il s’est passé. Mais raconter quoi et comment ? Est-ce que c’est une agression ? Et qui s’est fait agresser ? Un jeune mec pédé, une fille biscornue ou tout simplement un mec trans ? Comment en parler ? Alors c’est aussi ça d’être pédé ? Ça existe chez vous aussi ? Mais pourquoi personne n’a rien à en dire ? Et lorsque j’en parle à mes copains les pédales nés du bon côté du genre, pourquoi me regardent-ils comme si c’était une partie de l’apprentissage ? Mais apprentissage de quoi ? De la honte ? Nous la connaissons tous déjà non ? Finalement mon corps, ses désirs, et la vie que nous avons menée ensemble ont-ils leur place quelque part ? Existe-t-il un moyen de vivre ma sexualité comme je l’entends sans craindre ni rejet, ni fétichisation, ni agression ? Trop de questions qui restent pour l’instant sans réponse, tant et si bien que lorsque je n’y prends pas garde, je m’enferme dans le silence.

Alors pour éviter cette mort silencieuse, je voudrais pouvoir vous dire que je vous aime. Vous êtes mes frères de galère, de sexe, d’amour, d’amitié, d’affection aussi. Vous m’apportez des choses que je ne pensais pas possible lorsque j’étais coincé dans cette vie hétérosexuelle monogame mortifère qui n’a jamais été la mienne. J’ai essayé de toute mes forces d’être une meuf et surtout d’être de celles qui sont bien. Tu sais, celles qui font la bouffe, qui réconfortent leurs petits maris et rendent les parents fiers, mais ce n’est pas qui je suis.

Je sais ce qu’il en coûte de sortir du placard. Je sais ce qu’il en coûte de ne pas être la norme et de savoir que quoi que tu fasses le moule ne te correspondra pas car il est carré et tu es rond. Je sais ce que nos vies de queers nous coûtent, comme je sais qu’elles nous pressurisent jusqu’à nous laisser exsangues.

Mais je sais aussi que je ne supporte plus le silence autour de mes différences. Je suis pédé et trans. On est sur le même radeau, mais nous n’y sommes pas arrivés de la même façon. J’ai nagé plus longtemps, dans des eaux plus sombres et contre des courants plus forts et j’aimerais qu’on en parle. Qu’on parvienne à trouver des ponts, des liens entre nous tous qui avons grandi dans ce sentiment de déviance et de monstruosité que la société cis-hétéronormative nous fait ressentir.

Car moi et mon corps trans sommes fatigués. Fatigués de parler dans le vide, fatigués de se faire rejeter, dominer, agresser et d’être renvoyés aux limites de cette communauté de freaks, déjà marginale. Parfois j’ai l’impression qu’on reproduit la violence que nous nous sommes mangés et qu’on la vomit dans nos relations. Les douleurs qu’ont subi nos corps, infligées par le regard cis-hétérosexuel et le patriarcat se retrouvent dans les interstices de nos libertés et si nous voulons vivre il devient urgent de les détruire.

Je voudrais qu’on se penche sur nos blessures et qu’on réfléchisse à ne pas reproduire ces rapports de domination : ceux des mascs sur les fems, des blanc·hes sur les racisé· es, des cisgenres sur les transgenres, de ceux.lles que les normes sociales trouvent beaux sur ceux.lles qu’elles trouvent moches, des minces sur les personnes en surpoids, des séronegs sur les séropos, les non-TDS sur les TDS, les pénétrant·es sur les pénétré·es, et j’en passe…

Je voudrais qu’on en finisse avec la violence de l’hétéronormativité et l’autodétestation. Je voudrais qu’on soit heureux. En réalité, j’aimerais tellement de choses, tellement de bonheur, tellement d’amour et qu’on partage tant d’affection pour nos différences, pour nous, pour toi, pour moi, qu’on ne saurait plus quoi en faire.

Mais pour ça il faudrait qu’on en parle.
Alors mes amours, on s’y met quand ?

8 commentaires sur “Lettre à mes amours pédés cisgenres

  1. Merci pour ce texte très touchant, c’est écrit avec tant de bienveillance alors que la violence subie est inouïe.
    Oui ! Parlins-nous et liberons-nous de ces carcans. Et prenons soin, soyons attentifs et attentionnés . Departissons-nous de l’esprit consumériste qui dicte trop souvent nos désirs.

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  2. Merci infiniment pour ce texte.
    Il me renvoie à mes craintes alors que j’entame ma transition, aux violences déjà subies parce que je n’ai jamais été assez « femme »; parce que je ne serai jamais assez homme, pour aimer les hommes. Ça n’empêche que je le ferai. Et grâce à ton texte je le ferai en me sentant moins seul.

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  3. Simplement magnifique. Je pleure de savoir ce que tu as pu subir et subit encore. Merci d’avoir repris l’écriture et s’il te plaît, n’arrête plus. Je te couvre d’amour. Je t’aime

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