ENFANCE

Image : Bad, LA FOLIE DANSE (2018)

Mon chéri, si tu savais comment ça allait se passer.
Et si tu savais, est ce qu’on le referait ?


Du haut de nos presque trente ans je sais que oui. Cela fait longtemps que je voulais nous parler. Je pense souvent à toi, à nous. A cette maison, si belle et si douloureuse. Cette famille, si parfaite et si pesante. La Grande Famiglia.

Classe moyenne qui se rêve majestueuse. C’est aussi nous ça.

Quand je pense à toi j’ai envie de te dire que je t’aime. Je t’aime de t’être battu pour que l’on devienne. Et je voulais te dire merci de nous avoir fait exister. Tu sais, je connais tous tes secrets. Toutes tes peurs et tes angoisses. Ce sont les nôtres. Je sais que tu plais aux adultes et je sais à quel point tu as essayé de correspondre à leurs désirs et de combler leurs angoisses. Je sais que tu as été le.a compagne enfantin.e de ton père, lui permettant de supporter sa vie. Je sais que tu as affronté tant de désirs refoulés et d’envies honteuses qui ont
pesé sur ton corps que tu as pensé ne jamais devenir.


Je sais aussi que tu es persuadé.e que ta quête de perfection pourrait sauver les autres. Alors tu ne bouges pas. Pas un cheveux, pas un cil. Il n’y a pas de place pour tout ce que tu voudrais dire et personne n’est prêt à l’entendre. Tu t’excuses au moindre mouvement, au moindre souffle. Pourtant on te surnomme Brigade Rouge, I.R.A. Tes colères peuvent être si soudaines. Alors tu te retranches. Tu lis et fais de la balançoire pendant des heures. Tu espères t’échapper.

Je sais qu’il nous est plus facile de fantasmer notre futur que de le vivre.
Et tu te plais à t’imaginer libre. Libre des autres.


Tu es un.e enfant caillou mais tu te rêves homme, elfe ou farfadet. Magique et libre. Dans un corps machine qui serait le tien, que tu aurais créé et ne serait plus le réceptacle des désirs des autres. C’est bien plus tard que tu comprendras tout ce qui s’est joué en enfance. En attendant mon chéri, essaie de survivre le plus longtemps possible. Tout changera bientôt.


Et je veux que tu saches que des comme toi, il en existe.


Regarde autour de toi, juste là, dans la cour de l’école. Celui qui court derrière les garçons pour les câliner derrière les poubelles de l’école et sur qui les autres crachent. Celui qui semble préférer sa solitude à la compagnie des autres et qu’on bouscule. Celle qui a peur de son ombre. Et toi qui ne sait pas tellement ce que tu es. Mon chéri, des bizarres comme toi il y en a, tu les as sous les yeux.

Mais tu ne comprendras que bien plus tard tout ce que cela veut dire. Bien sûr, tu es différent et même d’eux. Tu le verras assez vite. Tu ne rentres dans aucune catégorie et ton corps est un fardeau. Petit, on ne comprend pas. On ne se rend pas compte. Il est si facile de sauter dans les calanques, courir dans la forêt et escalader les rochers. A cette âge là, qui fait la différence ? Tu vas t’enfuir. A 17 ans et des poussières tu partiras.

Je sais à quel point il a été difficile pour toi de prendre confiance dans ton corps.
D’en connaître ses contours et ses limites.
Tu as été englobé, mangé et annexé.

Tu comprendras plus tard que ton corps d’enfant a été un catalyseur pour des désirs et des peurs adultes qui te sont étrangers. Tu t’éver – tues à renvoyer de l’amour sans quoi il en mourrait te dis-t- on. Il t’aime tellement t’expliquent-ils. Alors tu disparais, tu es là POUR les Autres. Tu te dois d’apporter de la joie. Ton corps que l’on aime toucher et câliner fait office de réconfort pour ceux qui n’ont jamais réussi à supporter leur vie.

Vous êtes « amoureux » rigole la famille.
Vous dormez nu.es ensemble et tu es déjà grand.e.


Il te faudra du temps pour comprendre que ta fonction n’est pas de le satisfaire.
De satisfaire l’Autre.


Un jour il te dira qu’il a toujours eu peur de bander avec toi. Et tu auras peur d’y être pour quelque chose. Tu auras peur de n’être rien de plus qu’un énième enfant bizarre. Un pervers. Tu penseras que c’est pour ça que ta sexualité est détraquée. Que c’est pour ça que t’as peur du rapprochement physique quand y a de l’amour. Que c’est pour ça que c’est plus facile les backrooms et les cages d’escaliers. Que c’est pour ça que tu kiffes tant la drogue et la décorporation.


Que c’est pour ça que t’as fait la pute.
Que c’est pour ça que t’es trans.
Que tu as créé toute cette situation et que tu es coupable de perversion.


AU BÛCHER L’ENFANT TERRIBLE !


Tu auras honte. Tu auras envie de te cacher plutôt que de parler. D’ailleurs, on te dit que si tu parles
tu le tueras. En attendant, c’est toi qui meurt. Alors puisque nous y sommes enfin, je te le dis :
Plutôt tuer que de crever.


Aujourd’hui mon chéri, je veux que tu saches qu’on se bat toujours. Alors c’est vrai, ça a dérapé quelques fois. On est devenu franchement alcoolique, un peu toxico, toujours un peu pute, assez pédé et extrêmement trans. Sur le fil du rasoir en somme. Je fais ce que je peux tu sais. Mais on est debout. Et chaque jour est une bataille de gagnée contre le sort. Je veux que tu saches que nous, méritons tous les honneurs. Que je suis heureux et fier de tout ce chemin qu’on a parcouru ensemble. De toute cette route tracée à l’aveuglette qu’on a réussi à emprunter.

Sur mon balcon, j’écris ces mots et je me sens ensoleillé, entouré de fleurs.
Apaisé.


Nous survivrons, je veux que tu le saches. Nous deviendrons une personne à part entière, de celles qui savent ce qu’elle ressentent et connaissent les limites de leur corps. De ceux qui savent dire non. Qui savent ce qui leur convient. De ceux qui se sentent à l’aise avec leur solitude et leurs limites. Il y aura des pleurs, une solitude immense, des coups, des viols, des agressions et des envies d’en finir, mais je veux que tu saches, mon chéri, que tu vivras.

Le garçon doux que tu es déjà verra le jour.

C’est une vie différente qui t’attend. Elle sera parfois bancale et qui ne tiendra qu’à un fil.
Mais cette vie tu la vivras. Toi et moi contre le monde.
Adulte et enfant main dans la main contre la violence, contre la peur et la douleur.


Contre la tristesse. Contre l’isolement. Contre la culpabilité.


Si je pouvais te prendre dans les bras et te dire que nous sommes courageux et forts je le ferais.
D’ailleurs c’est ce que je fais. Je t’aime mon chéri. Je nous aime.


En réalité, je m’aime et je suis fier. De toi. De nous. De moi.

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